L'affaire paraît si complexe de prime abord qu'on aurait vite fait de la classer dans la catégorie des complots ourdis dans le secret de la filière nucléaire française. Pourtant l'histoire, qui remonte déjà à plusieurs années, témoigne surtout de la guerre froide à laquelle se sont livrés les deux acteurs majeurs du nucléaire français, EDF et Areva, du temps de la présidence de Nicolas Sarkozy.
Les tout premiers échos du "contrat secret" entre EDF et le nucléaire chinois ont été donnés en janvier par le Nouvel Observateur, dans un article qui révèle l'existence d'un accord cadre entre EDF et la China Guangdong Nuclear Power Holding Corporation (CGNPC) en matière de coopération nucléaire. Ces discussions, entamées en 2010, ont à l'époque fortement ému Anne Lauvergeon, alors à la tête d'Areva et en désaccord régulier avec Nicolas Sarkozy, car elles laissaient son entreprise sur le carreau.
Un autre point, et pas des moindres, cristallisait alors les inquiétudes : selon les premiers documents, la collaboration entre Paris et Pékin serait large au point d'inclure les réacteurs nucléaires construits en France.
Peu avant son départ du pouvoir, Nicolas Sarkozy avait pris soin d'interrompre cette guerre larvée, en mettant sur pied des négociations en vue d'un partenariat tripartite, qui associe EDF, Areva et la CGNPC. C'est ce projet qui a été validé par le gouvernement Hollande, fin septembre. De son côté, le projet exclusif EDF/CGNPC, jugé irrecevable en l'état, a été retoqué au printemps par l'Agence des participations de l'Etat.
Des négociations parallèles
Sauf que cette déconvenue n'a pas découragé EDF, qui a poursuivi en sous-main la mise au point d'un accord séparé avec les Chinois. Cette existence d'un accord parallèle excluant Areva est révélée par le Nouvel Observateur, en septembre. Selon l'hebdomadaire, les négociations entre EDF et la CGNPC visaient à mettre au point un concurrent pour le réacteur de moyenne puissance Atmea, développé par Areva en collaboration avec le japonais Mitsubishi en 2007 pour le marché chinois. EDF avait été volontairement laissé de côté par Areva sur ce projet. Craignant de voir le marché chinois lui échapper, l'électricien s'était alors allié à la CGNPC pour proposer un autre modèle de réacteur.
Première victime des révélations du Nouvel Observateur : Henri Proglio, le PDG d'EDF, sur la sellette pour avoir voulu faire "cavalier seul" sur un dossier stratégique qui nécessite l'aval du gouvernement. Pour avoir voulu préserver ses négociations exclusives avec la Chine, il est sous le coup d'une enquête de l'Inspection générale des finances. On lui reproche également d'avoir prévu dans cet accord des transferts de technologies démesurés.
Le contenu de l'accord toujours inconnu
C'est le point le plus délicat du dossier. Davantage que la crainte d'une opposition frontale avec Areva, il est possible que ce soit l'ampleur des transferts technologiques consentis aux Chinois qui ait conduit au retoquage du projet EDF/CGNPC. EDF s'engageait notamment à abandonner la propriété intellectuelle sur le cœur du réacteur et à donner accès aux Chinois à toute la documentation sur le retour d'expérience de ses réacteurs actuellement en service. Mieux encore, il ouvrait à la CGNPC ses recherches dans le domaine des "logiciels informatiques classifiés".
Difficile de savoir si les conditions de l'accord tripartite sont moins généreuses : son contenu n'a pas été révélé. Selon Libération daté du 27 décembre, Maureen Kearney, une syndicaliste CFDT d'Areva qui avait demandé à Luc Oursel (qui a remplacé Anne Lauvergeon à la tête d'Areva en juin 2011) qu'il communique le texte de l'accord aux employés a été agressée et menacée à son domicile dans les Yvelines, le 17 décembre. Mme Kearney s'était notamment inquiétée auprès de la direction des transferts de technologies qu'il pourrait induire, et avait menacé d'intenter une action en justice pour l'obtenir.
Si EDF estime que "le nucléaire français a tout intérêt à ce que les ingénieurs du monde entier viennent dans nos centrales", les avis divergent sur l'étendue des savoirs à céder à la Chine, contrepartie selon l'électricien français de la prise de parts de marché en Asie. Dans un entretien publié par Le Parisien mercredi, Hervé Machenaud, un des cadres dirigeants d'EDF, assure que des "accords complémentaires" seront annexés au contrat. "Les conditions de collaboration entre la France et la Chine sont transparentes. Cela fait trente ans que nous sommes partenaires", affirme-t-il.
Les transferts de technologies : une arme commerciale à double tranchant
Les inquiétudes autour des transferts de technologies ne sont pas nouvelles : en 2010 déjà, la livraison d'une usine de retraitement nucléaire à la Chine suscitait des interrogations liées à un éventuel détournement des technologies à des fins militaires.
Mais la Chine représente un marché trop important pour que les acteurs français du nucléaire s'en détournent, surtout depuis le ralentissement subi par ce secteur dans la foulée de l'accident nucléaire de Fukushima, en mars 2011. Or, à l'heure actuelle, très peu de contrats conclus à l'international, notamment dans les domaines de l'aéronautique, du nucléaire, de l'armement et des transports sont signés sans que des concessions sur les savoirs et savoir-faire ne soient incluses, voire conditionnent l'obtention du marché.
Non seulement ces transferts peuvent permettre de remporter le contrat et générer des revenus supplémentaires, mais ils sont aussi un facteur d'implantation sur le plus long terme. Un facteur à double tranchant, naturellement, puisque le partenaire saura toujours, le moment venu, se transformer en concurrent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire