Fils de berger, berger moi-même jusqu’à 22 ans, aujourd’hui frère de berger, je sais que mes engagements sur ces sujets ont suscité des interrogations et des oppositions aiguës.
Je ressens ces réactions comme un signe que nos contemporains ont perdu la trace de la nature : que ressent-on, en ville, des saisons ? Qui saurait, dans les montagnes ouvertes aux loups et aux ours, garder les brebis ?
Certaines des organisations internationales qui se revendiquent de la cause animale, ou de la protection de la nature, se sont transformées en ambassadrices d’un « capitalisme vert », et même en commerçantes de droits à polluer. Leur communication joue sur le sentiment de ceux qui souffrent d’être, dans les grandes villes, agglutinés et pourtant seuls ; ceux qui gardent au fond d’eux l’amour de la nature qu’ils ne connaissent plus.
Mais n’est-ce pas précisément l’évolution actuelle du capitalisme, son productivisme effréné, qui pille nos ressources naturelles ? L’ampleur des problèmes qui nous assaillent n’impose-t-elle pas de s’en prendre à ce système ? Le végétal a été industrialisé. On a breveté les plantes, qui auparavant appartenaient à tout le monde. L’animal a perdu sa ferme familiale pour d’immenses étables, d’immenses abattoirs, suivis de non moins immenses entrepôts, destinés à la surconsommation d’une partie seulement de l’humanité.
Mon expérience m’a fait découvrir une autre voie. Celle où s’engagent des hommes décidés à gérer ensemble leurs biens communs, qui refusent de se laisser déposséder. Nous devrons revenir à cette gestion commune des biens communs si nous voulons libérer la nature de la financiarisation. Nous devrons assumer nos responsabilités d’humains et de citoyens.
Je me souviens de mes premiers pas dans la haute montagne, aux côtés de mon père. Le troupeau dormait à la belle étoile, juste à côté de la modeste cabane dans laquelle nous vivions, que l’on appelle aussi cayolard. Je vivais d’incroyables soirées, où le ciel s’empourprait avant de s’éteindre très progressivement pour allumer ses constellations d’étoiles. Ce rêve éveillé pouvait virer au cauchemar en quelques minutes, quand l’orage s’abattait, toujours avec violence, installant dans son sillage une brume épaisse et humide. C’est à ce moment-là que l’ours attaquait, presque toujours la nuit. Le troupeau terrifié se jetait en masse sur la cabane, comme une déflagration. Mon père se réveillait en sursaut, sortait le bâton à la main. En son absence, mon cœur éclatait dans ma poitrine, de peur. Mon père revenait une demi-heure plus tard, toujours avec la même fureur. Il s’apaisait tandis qu’il me murmurait, blotti contre lui, des mots d’encouragement. Au fond, il n’aimait pas l’ours, mais l’ours faisait partie de la création, au même titre que l’homme, et il n’avait jamais imaginé voir cet équilibre disparaître.
Jusque dans les années 1990, les habitants des vallées d’Ossau et d’Aspe, la mienne, étaient assez fiers d’avoir été les derniers à maintenir l’espèce des ours bruns des Pyrénées. Mais l’État a voulu y créer, en faveur des ours, une « réserve intégrale » interdite aux humains. Cela a dressé les montagnards contre l’oukase, et contre les associations de protection de la nature, qu’ils accusaient d’avoir mis le feu aux poudres.
J’ai raconté cette histoire dans mes livres. Au final nous avons créé, entre communes de nos vallées, une institution locale, l’Institution Patrimoniale du Haut-Béarn, où tout le monde a pu s’engager : tous les utilisateurs de la montagne, bergers, forestiers, chasseurs, randonneurs, l’ensemble des services et administrations de l’État, les associations de protection de la nature. Des experts de renommée nationale et internationale ont participé aux travaux. Nous avons abattu un travail formidable, tant en faveur des bergers qu’en faveur des ours, construisant des cabanes pour les premiers, plantant des arbres fruitiers pour les seconds. Le 19 décembre 1996, à 5 heures du matin, nous avons voté la réimplantation de deux ours, en demandant le concours de l’État.
Malheureusement, l’État a pris le chemin inverse : celui de la marchandisation, et de l’affrontement. Comme l’Europe avec sa directive « Habitats », l’État a voulu transformer nos montagnes en domaine pour des espèces de fauves, qui ne sont pourtant plus en voie de disparition. Les bergers sont interdits de défendre leurs troupeaux. Les communautés locales sont dépossédées. La vie s’éteint.
Vous le comprenez, je crois être dans cette campagne un défenseur authentique, absolu, de la nature et de l’écologie. L’écologie que j’ai connue dès mon enfance cherche des équilibres. Ces équilibres doivent évoluer avec le temps, mais en gardant précieusement le sentier que nos pères nous ont légué.
Aujourd’hui, de plus en plus de personnes, et de médias, s’intéressent au bien-être des animaux. J’en suis très heureux. C’est une chance pour les paysans, les éleveurs, et tous ceux qui travaillent dans ces secteurs. Le fonctionnement des marchés mondiaux a poussé notre agriculture et nos filières dans un productivisme à tout crin, qui a fait le malheur des paysans eux-mêmes.
C’est aussi la cause des crises sanitaires qui s’enchaînent. La situation actuelle conduit certains à se demander si l’on peut encore manger de la viande ! Pour un fils d’éleveur transhumant, ça fait mal. Bien sûr, personne ne devrait être obligé de manger de la viande : si les cantines scolaires, et la restauration collective en général, proposent des plats végétariens en donnant le choix, c’est très bien. Mais ce qui me fait le plus plaisir, c’est que les consommateurs s’intéressent à ce qu’ils mangent, se demandent d’où cela vient, de quel terroir : à ce moment là, ils commencent à permettre le retour d’une agriculture de qualité, attachée au respect des bêtes et des plantes.
Je suis très favorable à l’élevage en plein air, le seul que j’aie pratiqué. Je crois que nous pouvons retrouver dans tous les élevages — de volaille, de bovins, de porcins, etc. — des conditions compatibles avec les besoins des animaux. Et si les règles de la politique agricole, la PAC, l’empêchent, ce sont ces règles qu’il faudra changer, au moins en France pour ce qui nous concerne. Nous devrons le faire en respectant les éleveurs qui ont récemment acheté des équipements et se sont endettés, souvent pour dix ans, et qui ont observé toutes les réglementations déjà si nombreuses !
Le broyage des poussins mâles fait partie de ces pratiques que la pression économique a établies et qui devraient être évitées. J’avais cosigné en 2015 une question écrite au Ministre, à ce sujet, rappelant qu’une méthode de prédétermination prénatale des sexes des poussins est en vigueur dans d'autres pays, et permet d’éviter cette pratique.
Une autre pratique qui peut effrayer, est celle des expérimentations médicales sur des animaux pour tester les médicaments destinés aux humains. Cette expérimentation animale est indispensable, mais nous devons veiller à ce que les expérimentations respectent au mieux les animaux. Et nous devons privilégier les méthodes alternatives, ou en chercher là où elles manquent.
Tous ces sujets montrent le danger des traités dits « de libre-échange » comme TAFTA ou CETA, qui ne considèrent que le produit commercialisé (que ce soit un fromage ou un médicament) : ils nous empêcheraient d’établir nos propres règles, sans quoi nous ne serions plus « concurrentiels »… Ils permettraient aux multinationales de déséquilibrer encore plus la mondialisation, de la plier à leurs intérêts.
Résistons à ces multinationales, à leur propagande et à celle des ONG qu’elles financent ! Inventons pour nos campagnes un autre avenir que celui auquel les destinent des traités et des directives qui, au nom de la « liberté », ne savent qu'interdire ! Et restaurons la nature en ville, car les villes ont, elles aussi, besoin de revivre !
C’est aussi, et peut-être surtout, une affaire d’éducation. Sortons les enfants des salles de classes ! Mettons-les en contact avec les réalités ! Je souhaite que tous les élèves aient l’occasion, et pas seulement trois jours dans la scolarité, de vivre la vie de la ferme ; qu’ils apprennent à planter comme à arracher, à traire la vache ou à brosser le cheval. Peut-on vivre seulement dans le virtuel ? Peut-on être heureux ainsi ?
Je sais bien que l’opposition est vive entre les associations qui s’expriment sur ces sujets. Je sens monter les tensions et les inquiétudes. Dans nos campagnes, nos montagnes, dans nos ports, des hommes se sentent menacés de disparition. Ils craignent d’être réduits au rang de gardiens de zoo. Ils ont peur pour les lieux où ils sont nés, et qu’ils aiment.
Le sort de la nature fait remonter, dans notre société moderne, des émotions venues d’un passé lointain. Ce ne sont pas des conflits entre les animaux et les hommes, mais bien des conflits entre hommes !
Je ne prétends pas apporter une formule magique qui satisferait instantanément tout le monde. Mais je suis certain que si nous nous parlons, non pas dans des salons mais à la ferme, si nos enfants refont l’expérience de la vraie vie, si nous prenons le temps, nous retrouverons confiance, et nous reconstruirons un monde où les animaux, eux aussi, auront leur juste place.
Nous partageons, du cœur des villes aux plus petits hameaux, le devoir de protéger la nature. C’est un principe politique qui dépasse l’administration et même le gouvernement d’un moment. Cela n’efface pas le débat d’aujourd’hui et n’évite pas celui de demain : au contraire, cela y incite. Nous pouvons et devons nous retrouver pour en parler, pour comprendre comment notre civilisation transforme le monde, et décider ce que nous voulons faire ensemble.
Je vous redis ici mes sentiments chaleureux et notre espoir d’un grand projet partagé par la France et les Français.
Jean Lassalle