« Eloignés du peuple, le peuple s’est éloigné d’eux » : compagnon aussi fidèle que critique de la gauche depuis toujours, Edgar Morin lance sur Mediapart une alerte passionnée sur l’aveuglement des somnambules qui nous dirigent et nous gouvernent.
Ils n’ont pas su voir le lent dépérissement du peuple de gauche, éduqué sous la Troisième République par les idées issues de la Révolution française, assumées et développées par le socialisme, réassumées après 1933 par les communistes, propagées par les instituteurs de campagne, les enseignants secondaires, les écoles de formation du PS et du PC. Ils n’ont pas perçu le vide que laissait la mort du radical socialisme, la dévitalisation du PS, la désintégration du PC.
Ils n’ont pas su voir le vide de leur pensée politique, désormais à la remorque des dogmes pseudo-scientifiques du néo-libéralisme économique, s’accrochant aux mots gris-gris de croissance et de compétitivité.
Ils n’ont pas réfléchi sur les angoisses de plus en plus corrosives suscitées par les incertitudes et menaces du présent, la crise économique s’insérant dans une crise de civilisation, la perte d’un espoir dans le futur.
Ils n’ont pas su voir la mort d’une époque avec la fin des paysans, le déracinement généralisé, la perte de repères, la crise de la famille, la corrosion des précarités et des incertitudes, et leur impact sur des consciences troublées se fixant sur le fantasme d’une invasion migrante d’Africains, Maghrébins et Roms.
Ils n’ont pas rétroactivement découvert que la France était multiculturelle tout au long de sa formation historique qui engloba les ethnies les plus diverses, bretons, basques, catalans, alsaciens, flamands, etc., et que les implantations de nouveaux immigrants prolongeaient cette multiculturalité.
Eloignés du peuple, le peuple s’est éloigné d’eux.
Enfermés dans les calculs qui masquent les réalités humaines, ils n’ont pas vu les souffrances, les peurs, les désespoirs des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux qui conduisent si souvent au délire.
Ils ont vécu pensé et agi dans les mondes clos de l’énarchie, de la technocratie, de l’éconocratie, de la fricocratie.
Ils ont fermé les yeux sur l’inexorable croissance des inégalités de l’école jusqu’à la fin de vie, provoquées par la « mondialisation heureuse » d’Alain Minc, laquelle crée de nouvelles pauvretés et transforme des pauvretés en misère.
Ils ont fermé les yeux sur la domination insolente de la finance qui a réussi à noyauter les états-majors politiques y compris dans le gouvernement PS.
Ils n’ont pas vu la progression d’un vichysme rampant, issu d’une deuxième France qui fut monarchiste, antidreyfusarde, anti-laïque, xénophobe, antisémite, raciste, toujours dans l’opposition jusqu’à l’effondrement national de 1940, décomposée en 1944, aujourd’hui recomposée dans le dépérissement républicain et la crise de notre temps.
Ils ont toujours voulu croire que le Front national resterait figé au dessous de 20% alors qu’il devenait de plus en plus visible non seulement que le bleu Marine gagnait sur l’opinion de droite, mais qu’il s’implantait dans les sphères populaires et ouvrières qui furent les bastions communistes et socialistes.
Ils ont été incapables de voir que l’Europe bureaucratisée de Bruxelles, paralysée politiquement et militairement, survivait au bord de la décomposition sans qu’ils puissent concevoir ou imaginer la métamorphose régénératrice.
Y a-t-il eu victoire du parti des abstentionnistes, désormais majoritaires ? Y a-t-il eu victoire du Front National ? L’un et l’autre ? L’un dans l’autre ? En tout cas défaite pour la République, défaite pour la démocratie, faillite pour le Parti socialiste.
Il y eut un somnambulisme d’avant-guerre qui, un moment réveillé par la stupeur de l’accession de Hitler au pouvoir dans le cadre de la démocratie de Weimar, se réassoupit et chemina dans l’inconscience jusqu’à la tragédie de 1940. La grande erreur de la non-intervention en Espagne fut d’y laisser l’intervention germano-italienne donner la victoire à Franco. La grande erreur de Munich fut de provoquer le pacte germano-soviétique. La grande erreur de 1939 fut de déclarer une guerre sans la faire. Les grandes erreurs de l’Etat-Major en 1940 conduisirent au désastre.
Ne sommes nous pas en train de suivre somnambuliquement de nouveaux somnambules, en attendant de nouveaux désastres ?
Le mal du XXème siècle s’est annoncé en 1914. Le mal du XXIème siècle s’annonce dans l’accumulation des nuages noirs, les déferlements de forces obscures, l’aveuglement au jour le jour.
Et pourtant dans ce pays il y a des forces régénératrices se manifestant en associations, initiatives de toutes sortes dans les villes et les campagnes. Mais elles sont dispersées. Bien que le salut dépende de la convergence de leurs actions, elles n’arrivent pas à faire confluer chacune de leurs voies en une Voie commune et ainsi elles restent sans Voix.
Il est temps que s’expriment les Voix qui indiqueront la Voie de salut.
PAR EDGAR MORIN
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